Lettre ouverte pour la souveraineté de notre culture
Les grandes plateformes en ligne américaines monopolisent déjà les secteurs du film et de la musique populaire. Aujourd’hui, c’est au tour des arts de la scène de subir le même sort. En effet, une entreprise multimilliardaire américaine achète, dans de nombreux pays, des salles de spectacles, des festivals et des circuits de distribution.
Elle crée également des agences de gestion d’artistes populaires (majoritairement américains) et en assure la promotion à travers son réseau de salles, monopolisant ainsi une grande partie du marché du divertissement.
Cette expansion se fait au détriment des artistes locaux et de tout l’écosystème culturel, que ce soit en France, en Angleterre, en Colombie ou au Canada. Les acteurs de l’industrie culturelle québécoise (et canadienne) tirent la sonnette d’alarme face à l’insuffisance du financement disponible, mais les gouvernements prétendent manquer de moyens. Pourtant, chaque année, des millions de dollars quittent le pays pour gonfler les profits de Live Nation et de ses filiales aux États-Unis. Ces sommes proviennent en grande partie d’activités financées par des subventions publiques : des fonds issus du ministère de la Culture et des Communications, du ministère du Tourisme, de Patrimoine canadien et d’autres organismes gouvernementaux.
Par un montage opaque, ces fonds transitent via des OBNL contrôlés par des entreprises à but lucratif, créant ainsi un détournement indirect des aides publiques vers des intérêts privés étrangers. Cette aberration doit cesser. Le contrôle de Live Nation sur les festivals québécois est particulièrement préoccupant. Par exemple, l’entreprise détient aujourd’hui 49 % des Francos de Montréal, le plus grand festival francophone au Canada, ainsi que du Festival de Jazz, le plus important du pays. Plusieurs autres événements majeurs du paysage culturel québécois sont également sous sa coupe, dont, Montréal en lumière, Osheaga, Ile Soniq, et Lasso. Ce pourcentage de 49 % n’est pas anodin : s’il dépassait ce seuil, ces festivals ne seraient plus considérés comme des propriétés canadiennes et québécoises et deviendraient inéligibles aux subventions publiques. Or, ce stratagème permet à Live Nation de bénéficier indirectement des fonds gouvernementaux destinés à soutenir la culture locale, tout en exerçant une influence significative sur ces événements.
Dans le contexte géopolitique actuel, où un gouvernement supposément ami nous fait une guerre économique, et que les gouvernements se disent prêts à « se battre » pour « protéger notre économie et nos emplois », il est plus que temps pour les différents ministères et organismes subventionneurs de revoir leurs critères afin de s'assurer que l'argent public investi en culture demeure entièrement ici, plutôt que de prendre le chemin des États-Unis. Alors qu'on nous incite à acheter québécois et canadien, à bien lire les étiquettes pour éviter les produits américains, un géant américain occupe une place telle dans notre milieu culturel qu'il est présentement impossible de le contourner.
Soyons clairs : nous ne réclamons pas la disparition des grands festivals, mais nous demandons que leur propriété redevienne entièrement québécoise s’ils souhaitent continuer à bénéficier des subventions publiques. Après tout, si une entreprise américaine cotée en bourse investit dans ces événements, c’est qu’il y a des profits à faire. Pourquoi, alors, les financer avec de l’argent public ? Dans un contexte où plusieurs musées, salles de spectacle et festivals québécois réduisent leur programmation ou ferment leurs portes, avons-nous encore les moyens de soutenir une multinationale milliardaire comme Live Nation ?
Il est impératif qu’une entreprise culturelle ne puisse recevoir de subventions publiques que si elle est à 100 % entièrement québécoise ou canadienne, sans aucune participation étrangère, et qu’elle soit un véritable OBNL, détenu par ses membres et indépendant de toute entreprise privée étrangère.
Alors que nous dénonçons l’omniprésence de la culture américaine imposée par les grandes plateformes, nous finançons paradoxalement une multinationale étrangère qui prend le contrôle croissant de la programmation de nos salles et festivals.
Live Nation est un rouleau compresseur des spécificités culturelles des pays où ils s’installent. Ils inondent le Québec des artistes étrangers faisant partie de leur écurie. L’entreprise est cotée en bourse et a généré, pour l’année 2024 uniquement, 23,16 milliards USD (plus de 30 milliards CAD) de revenus, en hausse par rapport à l'année précédente. En plus de faire face à une poursuite pour pratiques anticoncurrentielles intentée par le département de la Justice américaine et 39 États, sa division Ticketmaster est sous enquête dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni et dans l'Union européenne.
Même au Québec, l’éléphant dans la billetterie est gigantesque. Par exemple, chaque fois que vous réservez vos billets pour la Place des Arts ou au Grand Théâtre de Québec, qui sont deux sociétés d’État relevant du ministère de la Culture du Québec, vous le faites en passant par une solution technologique de billetterie Archtics, qui appartient à Ticketmaster, une division de Live Nation. Ainsi, on peut supposer qu’une part de ces dollars s’en vont directement à cette entreprise américaine, par le biais de frais de licence.
Nous avons ici, au Québec, le pouvoir d’agir concrètement pour valoriser notre culture et réinjecter des deniers publics qui actuellement se dirigent directement dans les coffres d’une entreprise américaine du divertissement.
Plutôt que d’envoyer nos fonds publics à l’étranger, pourquoi ne pas investir dans des initiatives locales? Cessons de valoriser des entreprises qui agissent comme édulcorant de notre culture, il est temps d'être maîtres chez nous.
-Patrick Kearney, directeur général du REFRAIN
-Tania Kontoyanni, présidente de l’Union des artistes
-François Colbert, Titulaire de la chaire de gestion des arts, HEC Montréal